10H | Visite commentée Dimanche 28 avril 2024
Activité gratuite, sans réservation
Visite commentée en compagnie de l'artiste et du commissaire, à 10h.
L’exposition d’Ismael Mundaray, Tierra Madre, se présente, à première vue, comme une exposition paysagère. Tierra Madre désignant ici l’Amazonie vénézuélienne, en sa dimension métaphorique de fertilité, de présence spirituelle, autant que de présence naturelle. Elle n’est pas seulement l’environnement, le lieu de vie de peuples amérindiens, l’écosphère de ceux qui l’habitent, elle est aussi comme le lieu d’où s’énoncent les mythes et les légendes sacrés des peuples amérindiens, le Grand Parler[1] qui donnent un siège à la parole de chacun.
Tierra Madre se présente ainsi entre les toiles d’où se montrent la texture visuelle des fleuves à marée haute, à marée basse, le massif montagneux sacré Tepuy, la savane, la forêt organique, les trous des grottes Sari-Sari-Nama, mais aussi les blessures ouvertes de la déforestation, ou les cicatrices de l’exploitation minière, l’espérance de l’arbre de vie, les horizons visuels d’attente qui s’étirent comme les bords des fleuves, et ce que l’on découvre des toits des habitations amérindiennes. Mais cette monstration nous interpelle, parce qu’elle s’ordonne à différentes orientations de points de vue : d’en haut, d’en bas, de face, de droite à gauche, de gauche à droite, et si l’on y prête attention, on découvre que cette monstration peut passer d’un point de vue à un autre, les entrelacer, notamment dans les grandes toiles où les fleuves sont présentés, et où sont conjugués les « motifs » et les points de vue, autant que les points de vue entre eux. Ce qui fait qu’Ismael Mundaray nous convie, en fait, à entrer dans le parcours des points de vue successifs ou simultanés pour pressentir la Présence de l’Amazonie, pour pressentir, ce que j’appelerai, le Grand regard qui fait tenir ensemble tous ces regards dispersés.
S’il en est ainsi, si nous sommes simultanément invités, à nous ouvrir à une mouvance visuelle, à un parcours de points de vue, et à ressentir l’énigmatique présence d’un Grand regard, comme un Vide paradoxal, c’est que Tierra Madre se caractérise par l’absence de toute présence humaine, de tout sujet, de tout objet, de tout signe en rotation. Une absence qui traduit une autre plus fondamentale, l’absence du point de vue de derrière le paysage, celui de l’extérieur, celui en lisière, du dos, en quelque sorte, de la toile. Ce point de vue absent, définit un impossible à voir, de fait, de structure, ce point de vue absent est celui de l’Invisible, celui que tous les autres regards contournent, en bords, laissent deviner, et qui soutient le projet d’Ismael Mundaray. C’est ce Vide qu’il nous demande de ressentir autant que de pressentir comme « un champ tensionnel » dirait François Jullien[2], avec les ressources de son usage de la matière-colorante, toujours terreuse et cendrée. On mesure ce disant la subversion de l’art pictural du paysage que pratique Ismaël Mundaray, la dimension révolutionnaire de son approche. François Jullien nous dit : « Notre pensée du paysage, autrement dit, s’est trouvée « pliée » dans (selon) le couplage sujet-objet fondateur de la connaissance dont l’Europe moderne a tiré sa puissance. Or, de ce pli n’a-t-elle pas eu tant de mal à en sortir ? Car à le critiquer, à le renier et même à le honnir, on en dépend encore : notre pensée du paysage peut-elle espérer l’effacer ? » Telle est la leçon mundarayenne : que l’effacement de ce « pli » est non seulement possible mais qu’une autre vision du paysage a toujours été présente, c’est elle qu’il invoque en peignant l’Amazonie et qu’il nous propose à voir dans cette exposition comme : Tierra Madre. Ce qui fait que peindre l’Amazonie suppose de s’ouvrir à une éco-poét(h)ique de l’acte de peindre, à une écologie originaire.
Alexandre Alaric
Le 12 avril 2024
[1] Pierre Clastres, Le Grand Parler, mythes et chants sacrés des indiens Guarani, Éditions du Seuil, 1974.
[2] François Jullien, Vivre de paysage ou l’impensé de la raison, Éditions Gallimard, Paris, 2014.
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